
Les véhicules électriques dans les années 1910
par Gabriel Tejam - Consultant Clémence Consulting
Dans les annales de l’histoire automobile, le XXe siècle apparaît, à première vue, comme l’âge d’or du moteur à combustion interne. Des noms tels qu’Henry Ford et des modèles comme la Ford T ont acquis un statut quasi mythologique. Pourtant, dans l’ombre de cette scène triomphante se trouvent les premiers pionniers de la voiture électrique qui, il y a plus d’un siècle déjà, se heurtaient à des enjeux étonnamment similaires à ceux que nous connaissons aujourd’hui.
Alors que nous sommes à l’aube d’une révolution automobile alimentée par les impératifs climatiques et l’évolution technologique, il est à la fois éclairant et saisissant de réaliser que la quête de la mobilité électrique ne date pas d’hier. Un article du New York Times publié en 1910, intitulé « Electric Vehicles Coming Into More General Use », nous plonge dans un monde qui, malgré les décennies, fait étrangement écho au nôtre. Il y est question d’avantages comme la réduction de la pollution de l’air et le coût de l’électricité plus bas que celui de l’essence. On pourrait facilement croire à un article contemporain, plutôt qu’à un texte vieux de plus de cent ans.
À cette époque pourtant, le moteur thermique s’est imposé — non parce qu’il surpassait fondamentalement la technologie électrique, mais parce qu’il s’adaptait mieux aux réalités économiques et infrastructurelles de l’époque. L’essence était bon marché, largement disponible, et les moteurs à combustion permettaient de parcourir de longues distances sans ravitaillement — un atout majeur face aux véhicules électriques limités par la capacité de leurs batteries. L’invention du démarreur électrique par Charles Kettering, remplaçant le pénible et parfois dangereux démarrage à la manivelle, a achevé de sceller le sort du VE de l’époque.
Aujourd’hui, un siècle plus tard, nous nous retrouvons à un carrefour similaire. Comme nos prédécesseurs du début du XXe siècle, nous faisons face à des défis technologiques, logistiques et culturels. Les véhicules électriques modernes, bien que bien plus avancés, restent confrontés à des problématiques persistantes : autonomie, temps de charge, durée de vie des batteries. Une étude du Boston Consulting Group en 2019 soulignait ainsi que si 70 % des Américains se disent intéressés par un VE, moins de 30 % accepteraient un temps de recharge de six heures (Revving Up for a World of Fully Electric Cars, BCG, 2019).
Les villes d’aujourd’hui n’échappent pas non plus aux obstacles structurels. Entre la nécessité d’équiper des infrastructures parfois centenaires et les lenteurs administratives liées aux nouvelles politiques publiques, la transition vers l’électrique se heurte à des blocages qui rappellent étrangement ceux d’hier.
Mais les freins à l’adoption ne sont pas uniquement d’ordre technique. L’automobile est — et a toujours été — bien plus qu’un outil de déplacement : elle incarne la liberté, le prestige, la puissance. Le moteur à combustion est ancré dans l’imaginaire collectif comme un symbole de progrès. Dès lors, l’hésitation face au VE ne relève pas uniquement de l’angoisse liée à l’autonomie ou au temps de charge, mais aussi d’une culture profondément enracinée.
L’histoire de l’automobile montre que les avancées technologiques seules ne suffisent pas. Ce sont aussi les dynamiques économiques, sociales et politiques qui façonnent l’avenir. Dès les années 1900, l’industrie pétrolière comprenait le potentiel gigantesque d’un marché automobile dominé par l’essence. Le boom pétrolier texan en est l’exemple emblématique : il offrit une source abondante et bon marché de carburant, ainsi qu’une manne financière pour les acteurs du secteur.
Face à cette montée en puissance du lobby pétrolier, les véhicules électriques furent rapidement marginalisés. Le moteur thermique ne dominait pas uniquement les routes : il gagnait également les sphères de pouvoir. Les choix politiques — du développement des routes aux politiques fiscales sur les carburants — furent orientés vers l’essence, rendant encore plus difficile l’essor d’alternatives comme le VE (The Electric Vehicle: Technology and Expectations in the Automobile Age, Gijs Mom, 2004).
Aujourd’hui, la scène semble rejouer le même scénario, avec de nouveaux acteurs mais des dynamiques similaires. Les industries pétrolières et gazières conservent une influence considérable. En 2019, The Guardian révélait que les cinq plus grandes entreprises pétrolières cotées en bourse dépensaient environ 200 millions de dollars par an pour ralentir ou bloquer les politiques climatiques (Revealed: the 20 Firms Behind a Third of All Carbon Emissions, The Guardian, 2019).
Même les constructeurs automobiles traditionnels, pour certains, tardent à s’engager pleinement dans l’électrification, craignant de cannibaliser leurs gammes thermiques encore très lucratives. Le scandale Dieselgate de Volkswagen en 2015 illustre jusqu’où certains peuvent aller pour contourner les normes environnementales (Volkswagen’s Diesel Fraud Makes Critic of Secret Code a Prophet, The New York Times, 2015).
Côté législatif, les ambitions sont parfois freinées par des mesures incohérentes ou mal adaptées : absence de soutien fiscal, normes urbanistiques empêchant l’installation de bornes, tarifs électriques décourageants pour les particuliers…
Tout cela nous montre que la transition vers l’électrique ne dépend pas uniquement de la technologie. Elle repose sur un enchevêtrement complexe de facteurs politiques, économiques et culturels. Si l’histoire nous enseigne une chose, c’est que les innovations ne prospèrent que dans un écosystème favorable.
En 1910, comme en 2025, les enjeux sont profonds. Sortir le véhicule électrique de sa marginalité exige bien plus que des batteries performantes : il faut repenser les rapports de force, les intérêts en jeu, les récits collectifs qui définissent ce que l’on considère comme « progrès ». Ce n’est qu’en abordant l’électrification de manière globale — en comprenant les blocages structurels comme les leviers d’action — que l’on pourra faire entrer le véhicule électrique dans la norme, et non plus dans les notes de bas de page de l’histoire.